Pour en finir avec le syndrome de Pénélope

Réception des broderies médiévales au moyen-âge et aujourd'hui

Cet article m'a été inspiré par quelqu'un qui, à propos de la broderie de Bayeux, a fait la remarque suivante : « (…) elle a été brodée par une personne qui n’a guère vu le champ de bataille... ».

Il est vrai que la légende veut qu'elle ait été brodée par la reine Mathilde et ses dames de compagnie. Les historiens sont aujourd'hui d'accord sur le fait que cette idée relève du mythe. La tapisserie a probablement été brodée dans un monastère mais on n'en sait pas plus sur sa provenance. Cependant, l'étude de la manière de travailler des brodeuses et des brodeurs au moyen-âge peut probablement nous éclairer sur la réception que l'on peut avoir de l’œuvre.

Mais il y a un un autre point qui devrait nous amener à nous interroger sur la fiabilité des représentations qu'on retrouve sur cette broderie : son commanditaire, Odon, évêque de Bayeux et demi-frère de Guillaume le Conquérant. En mettant en lumière ce fait, on change totalement la réception que l'on peut avoir de l’œuvre et s'interroger sur son caractère politique.

Si la question de l'origine de la tapisserie de Bayeux n'est pas le sujet de cet article, elle est révélatrice d'un problème récurrent dans la perception de ces œuvres. Car l'attribution systématique de broderies à des femmes de la noblesse qui broderaient en attendant que leur mari dirigent les affaires est fortement réductrice [1]. Et elle peut nous empêcher de comprendre comment travaillaient et s'organisaient les différents artisans au moyen-âge et nous faire passer à côté des questions sur la portée de ces œuvres que se soit au moyen-âge ou de nos jours.

Bien sûr, dès le moyen-âge, la broderie, comme d'autres travaux textiles faisaient partie de l'éducation des jeunes filles. La broderie domestique est décrite dans les romans par exemple[2]

Mais c'est un art majeur[3] et pas uniquement un passe-temps de femmes désœuvrées. On brode à la maison, certes, mais également dans les monastères [4] et dans des ateliers professionnels en ville. Mais ceci ne répond pas à la question de savoir si les brodeuses et les brodeurs « avaient déjà vu un champ de bataille » sous entendu si les représentations sont réalistes.

Mais une fois évacués les clichés surannés et sexistes, on peut poser des questions qui vont nous permettre d'éclairer le sujet. Et pour ça, il faut s'intéresser à la manière dont travaillaient ces artistes. Peu importe s'ils avaient ou non déjà vu un champ de bataille, la question est la même pour tout témoignage de l'époque.

  • D'où viennent les images des broderies médiévales ?
  • Comment et par qui étaient dessinés les motifs ?
  • Pour qui et dans quel but ces œuvres étaient-elles réalisées ?

Ces questions nous permettront de comprendre que la broderie est un art qui, au même titre que les autres, témoigne de son époque mais dont l'exactitude des représentations est à juger, comme toutes sources, à l'aune de son contexte. Ce contexte, nous le verrons, a moins à voir avec le sexe des artistes qu'au discours porté par ces œuvres.

Les images des broderies médiévales

Sans surprise, les images des broderies médiévales sont semblables à celles des autres arts graphiques de la même période. Quelle que soit la période à laquelle on s'intéresse, le dessin de la broderie va trouver son écho dans la peinture de la même époque et en particulier dans les enluminures.

Orfrois de chasuble, France seconde moitié du XIIIe siècle, Musée de Cluny et Blanche de Castile ; Bible moralisée, Paris 1230 ; Pierpont Morgan Library ; MS M.240 (fol. 8).

Les différents arts sont connectés, les thèmes, les styles graphiques se retrouvent de l'un à l'autre, et ceci alors que la présence des femmes dans les ateliers de broderie professionnels et même à la tête de ceux-ci aux XIIIe et au XIVe siècle n'est plus à prouver.[5]

Les peintres

Je ne vais pas m'étendre sur le travail des peintres et enlumineurs au moyen-âge. On pense assez facilement aux copistes des monastères travaillant sur des manuscrits anciens. Mais le savoir des peintres est diffusé de différentes manières, par des manuels[6], par le voyage de peintres réputés d'une région à l'autre, diffusant ainsi leur style et également grâce à l'utilisation de modèles à copier appelés exemplum.

Les réserves sur le réalismes d'enluminures réalisées par des moines, qui seraient donc hors du temps, sont fréquentes. Mais beaucoup de détails d'enluminures nous montrent des scènes empreintes de la réalité matérielle de leur temps [7]. La question du réalisme est peut être tout simplement hors sujet, non par méconnaissance du vaste monde de la part des auteurs mais parce que ce n'était pas leur propos.

Qu'ils soient au monastère ou laïcs, les peintres et enlumineurs ne travaillent donc pas dans l'isolement de leur atelier. Ils copient, ont des modèles, échangent. Bien entendu, les œuvres ne sont pas pour autant des témoignages parfaitement fidèles de la réalité matérielle, comme tout témoignage en somme.

Les liens avec les brodeurs

Cennino Cennini, dans son ouvrage, consacre un chapitre à la manière de travailler pour les brodeurs[8] et décrit une méthode pour dessiner directement sur le tissu à broder[9]. Dans ce cas, on le voit, le lien entre le peintre et le brodeur doit être très étroit, les ateliers proches. Mais on connaît d'autres traces de relations entre ces 2 métiers.

Orfrois, collaboration entre Pierre Billant et Bartélémy d'eyck, Musée de Cluny, juil. 2020

Dans son article pour le catalogue de l'exposition L'art en broderie au Moyen-âge, Philippe Lorentz[10] relève de nombreux liens personnels qui ont pu exister entre brodeurs et peintres, travaillant dans un même atelier ou pour un même commanditaire. Par exemple, Pierre du Billant et Barthélémy d'Eyck, respectivement brodeur en titre et peintre de René d'Anjou, le premier étant le beau-père du second.

L'article relève également, dans d'autres cas, que lors de commandes, la transmission du dessin en taille réelle à l'atelier de brodeurs se faisait de manière contractuelle avec signature d'un notaire. Même sans collaboration directe entre les 2 métiers, les dessins utilisés pour la broderie sont réalisés par des spécialistes.

Nous allons voir à présent comment ces dessins sont reportés sur le tissu pour la broderie.

Les techniques employées

Cennino Cennini, on vient de le voir, conseille au peintre de de dessiner directement le motif sur le tissu déjà tendu. Mais il existe d'autres techniques illustrées sur cette gravure de 1532[11]

L'une d'entre elle qui perdure encore de nos jour est l'utilisation d'un poncif[12] : à partir de modèles tracés et troué sur parchemin (ou papier), on on transfère le motif sur le tissu en frottant avec de la craie réduite en poudre puis on repasse au pinceau ou à la plume. A partir d'un nombre réduit de modèles de silhouettes, on pouvait créer différents personnages en changeant des détails dans les accessoires ou les attributs par exemple.

La copie par transparence est également possible que se soit à la lumière de la bougie ou au travers d'une fenêtre.

Albrecht Dürer, modèle de broderie, gravure sur bois, MET. Tout comme pour le livre, les techniques ont évolué à la fin du moyen-âge avec le développement de la gravure et de l'imprimerie, en témoignent ces modèles à broder dessinés par Albrect Dürer vers 1520, 1530.

On le voit, les dessins utilisés par les brodeurs ne sortent pas de nulle part. Loin du délire de l'artiste, ils sont le reflet de ce que l'on pouvait représenter à l'époque quel que soit le medium s'appuyant ainsi sur le savoir-faire et le travail des peintres. Les motifs sont même reproduits avec des techniques si éprouvée qu'elles sont encore utilisées aujourd'hui.

Commanditaires et usages des broderies

Dans mon article sur les usages des broderies dans l'habillement, j'ai effleuré la question. Il est difficile de remettre les broderies dans leur contexte sans prendre en compte qui consomme ces broderies.

Dans la sphère profane, la broderie est utilisée d'abord par des princes puis petit à petit par des dignitaires laïcs ou des bourgeois [13]. Mais tous ces usages ont un point commun : afficher prestige et richesses. C'est une marque de distinction. En ça, une broderie réalisée par une femme dans un contexte domestique qui serait en dehors du style ou des modes de son temps exposerait son possesseur à la risée de ses pairs.[14]. L'usage et la consommation de broderies profane répond à ces usages sociaux et influe sur leur création.

Devant d'autel de l'abbaye d'Altenberg, juil. 2020
Sainte patronne de l'abbaye.

Une grande partie des broderies qui sont parvenues jusqu'à nous sont religieuses. Certaines ont été réalisées dans des ateliers citadins mais d'autres dans des monastères. On peut se demander si ces broderies ne sont pas, de par leur création et leur destination, à l’abri de ces codes.

Stefanie Seeberg [15] dans son étude sur les broderies monastique germaniques des XIIIe et XIVe siècle, montre que non seulement les broderies sont conçues et réalisées par les moniales mais surtout qu'elles répondent à un véritable programme narratif pensé par ces femmes. En effet, ces broderies servent à la fois à montrer au monde extérieur, lors des cérémonies, la place des religieuses dans le monde mais également à créer des liens communautaires autour du monastère en renforçant le culte de ses saints patrons et aussi en incluant les donateurs et collaborateurs extérieurs.

On le voit, quelle que soit l'origine, profane ou religieuse, de ces œuvres de broderies, leur conception, leur réalisation et leur réception est porteuse d'un discours.

Conclusion et perspectives

On ne le rappellera visiblement jamais suffisamment : il faut cesser de considérer les ouvrages textiles comme des passe-temps pour femmes désœuvrées. La broderie ne fait pas exception dans ce domaine. Au moyen-âge, c'est un art majeur pratiqué par des hommes et des femmes, que se soit dans un contexte domestique, dans des monastères ou dans des ateliers professionnels.

Ces brodeuses et ces brodeurs sont ancrés dans leur temps et en contact permanent avec d'autres artistes et artisans, les peintres au premier chef ainsi que des commanditaires.

La broderie, comme d'autres arts, reflète les codes de son époque, ni plus ni moins que l'enluminure les représentations ne sont à prendre au pied de la lettre. Les artisans travaillent répondent à une attente spécifique et les broderies sont le support d'un discours qu'il soit social, politique, religieux ou communautaire.

Formuler l'hypothèse qu'une broderie serait peu réaliste ou représenterait mal la culture matérielle de son temps parce qu'elle aurait été brodée par des femmes nous prive de la compréhension de ces œuvres, de leur création à leur réception.

Bien entendu, les contraintes liées à la technique n'en font pas des sources de premier choix, simplifications, adaptations au medium sont le lot de toute représentation. La broderie, a ses propres contraintes et styles et a donc des adaptations spécifiques. Je ne vous dirai donc pas à l'issue de cet article si la représentation de carquois dans le dos dans la tapisserie de Bayeux reflète une réalité matérielle du XIe siècle mais de grâce cessez de nous chanter toujours la même antienne sexiste !

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Notes

[1] Pour rappel, j'avais déjà écrit sur ce que l'on pourrait appeler « syndrome de Pénélope » à propos du cliché sur les femmes filant la laine.

[2] Dans le roman de la rose ou de Guillaume de Dole de Jean Renart, Liénor et sa mère brodent ensemble.

[3] Cette mise en avant de la qualité artistique et de son importance au moyen-âge était le centre de l'exposition du musée de Cluny en 2019 : L'art en broderie au moyen-âge.

[4] J'ai légèrement évoqué le sujet dans mon article sur l'opus teutonicum.

[5] Le sujet est traité en détail dans le catalogue de l'exposition english medieval embroidery : les comptes royaux d'Angleterre du XIIIe et du début du XIVe siècle, concernant les pièces de l'opus anglicanum mentionnent essentiellement des femmes. Bien sûr il n'y a pas que des femmes travaillant dans et à la têtes d'ateliers de brodeurs, il existe même des contextes dans lesquels les hommes sont prédominants (voir Nadège Gauffre-Fayolle : Broder à la cour de Savoie entre 1300 et 1430 : de l’armurier au brodeur ou de la difficulté à recruter des artisans) mais le propos de cet article étant la réception des broderies réalisées ou attribuées aux femmes, je ne m'étendrai pas sur la question.

[6] Par exemple dès le XIIe siècle, par le Traité des divers arts du moine Théophile et le Livre de l'art de Cennino Cennini au XIVe siècle.

[7] Dans Image et transgression au Moyen Âge de Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar et Vincent Jolivet, les auteurs relèvent que c'est dans les marges que la culture matérielle médiévale a le plus de chance de se retrouver, en opposition au centre du sujet plus normatif.

[8] J'ai illustré ce chapitre dans un article sur la manière de dessiner pour les brodeurs.

[9] « Comment dessiner pour les brodeurs Tu devras fournir des brodeurs avec des dessins de diverses sortes. Pour cela, demande à ces maîtres de te bien tendre la toile ou la soie fine sur un châssis. Ensuite, si la toile est blanche, prends ton charbon habituel et dessine ce que tu veux. Puis prends ta plume et ton encre habituelles et repasse-le comme tu le ferais sur un panneau au pinceau. Puis efface le charbon. Puis prends une éponge humide bien propre et essorée. Et avec l'éponge, gomme la toile sur l'envers, du côté où elle n'a pas été peinte et continue jusqu'à ce que la toile soit humide aussi loin que s'étend le dessin. Ensuite prends une petite brosse à poils assez courts, trempe-la dans l'encre et après l'avoir bien essuyée, tu commences par ombrer les zones les plus sombres, en revenant et en dégradant progressivement. Tu trouveras qu'il n'y a pas de de toile assez grossière mais que grâce à cette méthode, tu obtiendras des ombres si douces qu'elles te sembleront miraculeuses. Et si la toile sèche avant que tu aies fini d'ombrer, reprends l'éponge et humidifie à nouveau la toile. Cette méthode te suffira à travailler sur le tissus. »

[10] Philippe Lorentz : « Pour pinceau ils avaient leur aiguille » : brodeurs et peintres à la fin du moyen-âge ; L'art en Broderie au moyen-âge. autour des collections du musée de Cluny. sous la direction de Christine Descatoire. Editions de la Réunion des musées nationaux - Grand Palais, 2019.

[11] Libro quarto. De rechami per elquale se impara in diuersi modi lordine e il modo de recamare de Alessandro Paganino vers 1532, MET.

[12] vous pouvez retrouver cette technique, réalisée en contexte moderne sur ma chaîne youtube.

[13] Denis Bruna « Merveille et belle chose à voir » : le vêtement brodé au moyen-âge. L'art en Broderie au moyen-âge, autour des collections du musée de Cluny. Sous la direction de Christine Descatoire. Editions de la Réunion des musées nationaux - Grand Palais, 2019.

[14] J'ai déjà évoqué l'exemple d'Helmbrecht le fermier dans mon article sur le costume de courtisane du XIIIe siècle. Son ridicule n'est pas simplement lié à l'usage de broderies dans sa tenue mais par un usage inapproprié, c'est à dire qui ne respecte pas les codes du milieu qu'il souhaite intégrer. Consulter à ce sujet : Helmbrecht le fermier, conte moral ; G. Bartholeyns ; L'enjeu du vêtement au Moyen âge ; Le corps et sa parure ; SISMEL - EDIZIONI DEL GALLUZO ; 2007.

[15] Seeberg S. (2012) Women as makers of church decoration : Illustrated textiles at the monasteries of altenberg/lahn, Rupertsberg, and Heiningen (13th-14th c.) ; Martin, Th. : Reassessing the Roles of Women as 'Makers' of Medieval Art and Architecture. Volume one. Boston : Brill.

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