Définitions
Un métier à broder est un cadre, à poser (ou sur pieds), sur lequel est tendu le tissu que l’on brode. Les plus simples sont des cadres en bois fixes, certains proposent différents systèmes pour attacher le tissu et régler la tension. Les différentes techniques pour tendre le tissu et le fixer sur le cadre peuvent varier énormément d'une période à l'autre, entre les régions et même selon le contexte de broderie. Il est alors difficile d'en faire une description exhaustive.
Moyen-âge
Les premières représentations de brodeuses ou brodeurs au travail datent de la fin du moyen-âge.
Cette enluminure date du 14e siècle, étant donné le contexte et le peu de détails qu'elle présente, il est difficile d'affirmer avec certitude s'il s'agit de broderie. Cependant, je l'ai mise dans le corpus, me basant sur le catalogue English Medieval Embroidery - Opus Anglicanum qui la présente ainsi.
La mort de Gédéon, Queen Mary psalter; MS Royal 2B VII, fol. 37v.
Sur cette représentation de la Vierge et de l'enfant Jésus, on distingue bien un cadre posé sur des tréteaux. La BNF décrit un métier à tisser, bien que plus fréquemment représenté dans ce type de scène à l'époque, le cadre horizontal posé sur des tréteaux, avec un motif déjà dessiné en son centre, fait penser à un métier à broder. Les pelotes et l'objet que semble tenir la Vierge dans sa main droite, en revanche, font effectivement pencher vers du tissage. Cependant, l'installation de la Vierge au travail et le mobilier sont intéressants en eux-mêmes pour l'étude.
Horae secundum usum romanum. vers 1440, BNF NAL3229 fol. 71v.
Sur le triomphe de Minerve, fresque de Francesco Del Cossa, vers 1470, nous avons enfin une représentation incontestable de brodeuse, bien que les détails ne soient pas très parlants pour le montage du métier. On peut cependant noter en regardant attentivement que le cadre semble assemblé avec une mortaise et tenu par des chevilles.
A l'époque médiévale, un traité nous donne quelques indices sur les métiers à broder : le Libro dell'Arte de Cennino Cennini daté de la fin du XIVe siècle. S'il ne parle pas de broderie, le traité possède tout un chapitre sur l'art de dessiner pour les brodeurs à l’attention des peintres. Dans cet article, j'ai illustré pas à pas la méthode décrite par Cennini dans son ouvrage. Ce qui nous intéresse ici, c'est qu'il précise que la toile doit être tendue sur un châssis par le brodeur lui-même. Il ne s'agit donc pas d'une spécificité de peintre mais bien de broderie.
Avant la fin du moyen-âge (début ou fin XIVe siècle selon les sources), comment savoir si l'ouvrage de broderie était tendu ? En observant les points et techniques utilisés à l'époque.
Certains points, comme le point fendu, le point de chaînette, et même certaines couchures peuvent être réalisés sans tendre l'ouvrage. Cependant, selon la taille de la broderie, selon la nature du point, il semble difficile de s'en passer.
Se sont les couchures qui sont les points qui nécessitent le plus souvent d'être travaillés tendus. Cette famille de points était très utilisée à l'époque, sous différentes formes : point de bayeux, point de couvent, point de boulogne, couchure retirée, utilisée en broderie d'or ... Il est néanmoins possible de travailler certains de ces points sans métier sur des petites surfaces ou des motifs de taille limitée (par exemple, on peut reproduire certains motifs de la tapisserie de Bayeux sans tendre l'ouvrage).
En revanche, en ce qui concerne les couchures d'or (que ce soit au point de couchure retirée ou au point de boulogne ainsi que toutes les variations de couchures au fil d'or), le résultat ne sera pas impeccable si l'ouvrage n'est pas tendu correctement. Par exemple, sur cette mitre du XIIIe siècle, la régularité dans la longueur et la tension des points en couchure retirée nous oriente vers une broderie réalisée par un expert qui aurait tendu correctement son ouvrage.
Mitre brodée XIIIe siècle, Musée de Sens.
Crédit photo : Laetitia Mertini, Fief et Chevalerie.
Précisons toutefois qu'il existe de rares représentations de broderies domestiques effectuées sans cadre, comme cette enluminure espagnole du XVe siècle représentant la sainte famille :
Ces représentations de broderie sans cadre ne sont pas plus nombreuses que celles qui montrent un métier. Difficile, cependant, d'en tirer une conclusion. En effet, comme pour d'autres métiers (par exemple le peigne et la navette pour le tissage sur métier horizontal), un outil peut tout à fait servir de symbole et permettre l'identification instantanée de l'activité que l'on a voulu représenter.
Renaissance
Aux XVIe et XVIIe siècles, on trouve des représentations de brodeuses et de brodeurs plus nombreuses. Certaines gravures nous permettent même de visiter des ateliers de broderie et de pouvoir observer différents outils ainsi que leur organisation, chose absente des représentations médiévales.
Sur cette page d'un livre de modèles de broderies, on peut voir quatre femmes en train de reporter des motifs, chacune à son poste respectif. Les deux du haut travaillent sur la toile tendue sur le métier utilisant la lumière du jour pour l'une et celle d'une bougie pour l'autre, afin, vraisemblablement, de décalquer par transparence. Les métiers sont, comme pour le triomphe de Minerve, assemblés avec une mortaise et le tissu est tendu des quatre côtés par un fil accroché aux montant (passant autour, au travers de trous, ou grâce à un mécanisme caché, la gravure n'est pas suffisamment précise) et piqué dans le tissu à intervalles réguliers.
Libro quarto. De rechami per elquale se impara in diuersi modi lordine e il modo de recamare de Alessandro Paganino vers 1532, MET.
Ici nous avons un brodeur au travail (le fait que ce soit un homme est signe manifeste d'un atelier professionnel) dont le cadre est posé sur les montants d'une sorte de table qui semble assez spécifique. Ses outils sont disposés sur le métier ou sur la table. L'assemblage du cadre ne semble pas réglable avec une mortaise et des chevilles et on voit bien que le fils qui tend le tissu des quatre côtés passe cette fois autour des montants.
Le brodeur par Amman, Jost, 1539-1591, Bibliothèque municipale de Lyon (A16AMM000381).
Ici, encore une fois, le brodeur est penché sur son ouvrage devant la fenêtre. L'importance (évidente) de la lumière du jour dans les représentations d'atelier semble toujours représentée. Comme sur la gravure d'Amman Jost, la femme semble travailler en arrière plan à des tâches moins techniques comme préparer les matériaux, ranger, etc. Si la définition de cette gravure n'est pas suffisante pour identifier tous les détails, le métier semble être construit et monté de la même manière que la gravure précédente.
Les brodeurs de soie. Christoph Weigel l'Ancien. 1698.
Enfin, voici une gravure représentant une brodeuse en contexte domestique. Bien sûr, l'allégorie prime sur l'aspect technique et la description du matériel, mais la gravure nous permet de constater qu'une femme brodant à la maison pouvait utiliser un cadre. Celui-ci semble être réglable et assemblé avec une mortaise. Le fil qui tend le tissu est, cette fois, passé au travers de trous dans les montants.
Brodeuse avec Amour. 1627, J Sweelinck.
XVIIIe siècle.
Nous avons encore au XVIIIe siècle des représentations à la fois d'ateliers de brodeurs mais également de broderie domestique. Deux ouvrages majeurs de cette époque nous donnent des renseignements très précis sur l'organisation des ateliers : L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers est une encyclopédie française, éditée de 1751 à 1772 sous la direction de Diderot et d’Alembert et L'art du brodeur, par M. de Saint-Aubin, 1770. De part leur nature encyclopédiste, les planches, déjà nous renseignent bien sur la construction de ces métiers.
Les métiers sont réglables dans une largeur grâce à un système de chevilles ou de clous passés dans les trous des lattes (les montants fins qui entrent dans la mortaise). Le montage est également différent de ce qu'on a pu observer sur les représentations plus anciennes puisque le tissu n'est pas tendu sur les quatre côtés grâce à un fil mais sont cousus sur une pièce de toile fixée sur l'ensouple (les montants épais dans lesquels sont taillées les mortaises). Ce système est toujours utilisé de nos jours.
Dans l'Art du Brodeur, le montage est décrit avec précision, l'organisation de l'atelier également, avec la place respective d'une brodeuse droitière et d'une gauchère :
Dans l'Encyclopédie, la description est un peu moins détaillée mais très claire également.
LA vignette représente un attelier de brodeur.
Fig. 1. Tient un métier tout tendu. Ce métier est composé de deux ensuples a a, & de deux lattes b b ; on voit en c l'étoffe sur laquelle on a tracé le dessein d'une veste pour être brodée.
Avant de tendre l'étoffe sur le métier, il faut la border tout-autour d'un gallon de toile bien cousu. C'est ce gallon que l'on coud ensuite aux lisieres des ensuples, & dans lequel passent les ficelles qui font le tour des lattes, afin de ne point gâter l'étoffe.
2. Représente une femme occupée à broder ; son métier est posé horisontalement en a sur un treteau, & en b, sur une plate-bande de bois regnante dans toute l'étendue des croisées, pour recevoir autant de métiers qu'il seroit nécessaire.
La main droite de l'ouvriere est posée sur l'étoffe pour recevoir l'aiguille que la main gauche qui est dessous, va lui passer.
Quand l'ouvriere ne peut pas atteindre à la partie qu'elle veut broder, elle roule son étoffe sur l'une des ensuples. Bas de la Planche.
3. Représente les deux ensuples d'un métier. Chaque ensuple est un morceau de bois rond depuis a jusqu'en b, & garni dans toute cette étendue d'une lisiere de toile c, qu'on nomme gallon de l'ensuple. Chaque extrémité d de l'ensuple est quarrée, & se nomme tête de l'ensuple. La tête est fendue par deux mortoises ef, qui s'entrecoupent à angles droits. C'est dans ces mortoises qu'on introduit des lattes, lorsqu'on veut tendre un métier, comme on voit b b, fig. 1 de la vignette. La longueur des ensuples n'est point déterminée ; on en fait depuis deux piés jusqu'à six piés de long, & plus s'il étoit nécessaire.
4. Une des lattes propres à tendre le métier ; elle sert à écarter l'une de l'autre les deux ensuples, par le moyen de deux chevilles de fer qu'on introduit dans les trous a b, dont elle est percée. On voit ces chevilles dans le métier tout tendu de la fig. 1. de la vignette, en d d d d.
5. Cheville de fer pour tendre.
6. Aiguille de fer de la longueur de quatre pouces, pour tendre ; elle sert à passer la ficelle dans le gallon dont on a brodé l'étoffe. Voyez e e, fig 1. de la vignette a, est une pelotte de ficelle.
Description de la planche dans l'encyclopédie
Perspectives
Cet article est la mise en forme de plusieurs années de recherches sur la broderie historique. Dans le cadre de la reconstitution d'un atelier de brodeurs, il était indispensable, en plus des ouvrages en cours de broderie, de pouvoir proposer un matériel de travail historiquement correct car les outils sont une part importante de l'étude de la culture matérielle et de la pratique de l'histoire vivante.
J'ai tenté de déterminer à partir de quelle époque les métiers à broder ont été utilisés et la forme qu'ils pouvaient avoir. S'il est difficile d'en dater l'apparition, on peut retenir que leur utilisation est bien antérieure aux premières représentations. Quant à leur forme, hormis le fait qu'il s'agit systématiquement de cadres, avant la Renaissance, il reste difficile d'avoir beaucoup de détails. Et il faut attendre le XVIIIe siècle pour avoir les procédures et des techniques précisément décrites. L'art du brodeur, pour cela, est une ressource passionnante.
J'ai fait un tableau Pinterest consacré aux métiers et tambours à broder historiques, que je mettrai à jour au fur et à mesure. Vous y trouverez d'autres représentations de métiers à broder. Bien entendu si une source venait apporter des informations importantes pour cet article, je le mettrai à jour également.
Vous y trouverez également des sources pour les tambours à broder auxquels je consacrerai un article à part entière.